Quel point commun peuvent avoir entre eux Federico Fellini, Tonino Guerra, René Char, Bruno de Keyzer, Félix Guattari, Gilles Deleuze, Primrose Bordier, Jean-Claude Killy, Stéphane Audran, Frédéric Encel - et j’en oublie ! - ? Tous ont tutoyé mon invitée, partageant avec elle rires et aventures. #ChanceuseQueJeSuisDeRireSouventAvecElle !
Fille d’émigrés juifs polonais, angoissée du futur comme du passé, Sylvaine de Keyzer décline à sa façon féminité et goût de la provocation, hyper sensibilité et sens du collectif.
Un père communiste, exclu du parti parce qu’il critiquait Staline, rebelle et grand résistant. Une mère tonique et volontaire, qui avait décidé d’être heureuse au risque d’en fatiguer ses proches… Une enfance partagée entre Paris, quai de Valmy, et L’Isle-sur-la-Sorgue avec René Char, son parrain, cher ami de son père, grand homme avec qui elle apprend la poésie de la vie, la douceur des fleurs, des abeilles et des promenades avec le chien. Et de nombreux moments avec l’homme aux pieds si longs qu’il en coupait le bout de ses espadrilles pour leur permettre de s’étendre sans contrainte !
Nous y voilà : le décor est planté. Equipage peu banal pour une équipée peu banale.
C’est dans sa tanière normande que j’ai été interroger Sylvaine. Tanière qui lui ressemble bien : chaleureuse et fantaisiste, intime et remplie d’objets de tous poils racontant une vie hors norme, dominée par un tableau d’Olive, la « pom-pom girl - cascadeuse — pilote de course puis chauffeur de poids lourd, dirigeante de PME, danseuse », femme de Popeye, mais aussi, probablement, cousine de Sylvaine par sa vie aux 1 000 activités !
Celle qui est passée chez les trotskistes, tout juste le temps de s’en faire virer parce qu’elle avait adhéré au MLF, a du mal à rentrer dans les cases… Comme une allergie, un truc d’inadaptation face au cadre bien rangé. On la retrouve ainsi dans le milieu de la psychiatrie avec Félix Guattari et Gilles Deleuze - devenus de véritables amis ; puis dans celui du cinéma pendant plus de 30 ans, membre de l’Académie des César depuis 1985, mariée à Bruno de Keyzer — directeur de la photographie césarisé pour Un dimanche à la Campagne, et ayant travaillé avec les plus grands.
30 années de production et diffusion à participer à des films comme Le Dernier Empereur, Cinema Paradiso, Les Commitments, Le Festin de Babette, Je vous salue Marie, Sauve qui peut la vie… #QuandMême
Avec ses multiples facettes. Ses rires, enthousiasmes et coups de gueule. Ses libertés comme l’énergie qu’elle met pour faire avancer les projets qui lui semblent faire sens pour le collectif… l’interroger sur ce que pouvaient/pourraient apporter les femmes dans ce moment civilisationnel a été comme une évidence !
Merci à toi Sylvaine ! Qui a démarré cet échange en posant : je me refuse à être raciste ! Je ne vais pas commencer à séparer hommes et femmes… Il y a des hommes qui sont des femmes comme les autres.😊 #CParti !
Nos échanges ont bien sûr tourné autour des sujets sur lesquels je souhaitais l’écouter. #Femmes & Féminin #Quels rôles possibles #Et si… #Comment #Par où enclencher - cf interviews précédentes. Mais un détour par sa vie hors norme s’est imposé. C’est comme cela que...…
Sylvaine de Keyzer : Au niveau de mes études, je n’ai rien fait comme il fallait. Je passais mes examens, mais je changeais d’avis… Disons bonne élève, mais dissipée. Agitée du bocal.
J’ai par exemple suivi en même temps les cours de l’École Boule, en haute couture — dont elle est diplômée, NDLR —, des études de gestion à Dauphine et de la psycho. C’est donc en tant que psychothérapeute que j’ai travaillé avec F. Guattari (et G. Deleuze). 2 personnalités dont je suis devenue proche ; nous avons même partagé une maison ensemble et avons tellement ri ensemble !
C’est à ce moment que j’ai rencontré un bel Italien, psychiatre, avec qui je suis allée vivre à Rome.
Peu de temps après mon arrivée, mon chéri organise une fête. Et là… je ne comprends rien ni personne, exception faite d’un vieux monsieur, Tonino, très sympathique, qui a comme qualité principale de parler un peu le français. S’il savait qui j’étais — la petite Française tout juste débarquée —, l’inverse n’était pas vrai.
Je lui demande donc ce qu’il fait.
L’homme travaille dans le cinéma.
— Et vous faites quoi là-dedans ? Comme si j’allais saisir la réponse !— Scénariste. Dont il m’explique patiemment les tenants et aboutissants, vu ma méconnaissance de ce métier.
Qu’est-ce que vous aimez comme cinéma ? ajoute-t-il.
Pleine de certitudes — témoin de mon jeune âge d’alors, je réagis du tac au tac :
— Oh là ! ça va être compliqué ça ! Je vais plutôt vous dire ce que je n’aime pas, ça va être plus facile, parce que j’aime beaucoup de styles.
Et me voilà partie dans une grande tirade contre les films de Michelangelo Antonioni et consorts — j’ai changé depuis —, lui expliquant combien L'Éclipse, La Notte et les autres me rasaient profondément. Vulgaire et sûre de moi, je continue avec virulence. Jusqu’au moment où, ayant fini, Tonino de me dire tranquillement :
- C’est un peu embêtant, parce que ce sont tous des films que j’ai écrits.
Tu imagines… le sol se dérobe sous mes pieds.
Je deviens rouge. M’excuse. Encore. Et encore. Parfaitement confuse.
Me laissant à nouveau parler, il clôt notre échange sur ces mots :
— C’est rien. Ce n’est pas grave. Ne vous inquiétez pas.
Le lendemain, coup de téléphone — ce qui ne pouvait être pour moi vu que je ne connaissais personne à Rome. Mon chéri me tend le téléphone :
- C’est pour toi. C’est Tonino.
Glups ! S’il m’avait semblé réservé hier soir, alors qu’il y avait du monde, j’avais idée que cela ne se passerait pas si bien aujourd’hui. Et Tonino de me dire :
— Est-ce qu’on peut prendre un café ?
Oui bien sûr - il habitait l’immeuble à côté — ! Je descends aussitôt. Et là....
— Est-ce que vous voudriez travailler avec moi ?
— Pardon ?
— Je vous explique, continue Tonino Guerra, poète, écrivain, dramaturge et grand scénariste ayant travaillé avec les plus grands réalisateurs italiens et internationaux, et connu dans le monde entier.
J’ai déjà essuyé beaucoup de critiques. Donc, ne vous inquiétez pas pour ce que vous m’avez dit hier soir. Mais je recherche une assistante.
— C’est que… je ne connais rien à votre métier !
— Mais ça, c’est mon métier. Ce dont j’ai besoin, c’est de quelqu’un qui va lire et me donner ses premières impressions. Me faire des retours comme « ça m’ennuie », « je ne comprends pas », « ça me fait rire — ou pleurer », « c’est confus, ou très clair », etc.
Après, j’utiliserai ou pas ce que vous me dites, mais c’est une première lecture. Le problème pour trouver un.e assistant.e, c’est que, comme ils veulent tous travailler dans le cinéma, ils n’osent pas me critiquer. Avec ce que vous m’avez mis hier soir, je pense que vous oserez tout me dire… parce que jamais personne ne m’a dit ce que vous m’avez raconté !
La seule chose que je vous demande, c’est d’apprendre l’italien fissa parce que j’écris en italien. Si cela vous intéresse, vous vous démerdez.
Silence. Puis un Oui… bien sûr !
Et je me suis empressée de prendre des cours d’italien.
La suite est aussi drôle...
3 jours après, Tonino m’appelle :
— On dîne ce soir avec le metteur en scène avec qui on va travailler. Et me fixe un rendez-vous à la trattoria en bas de l’immeuble.
Je me présente évidemment en avance, un peu angoissée ; Tonino arrive. Quand survient Federico Fellini, déjà aperçu dans des interviews, lequel vient s’asseoir… à notre table, et me dit :
— Alors on va travailler ensemble ?
Il paraît que vous êtes assez… pittoresque !
C’est comme cela que j’ai commencé à travailler dans le cinéma : sur une vraie gaffe, une terrible maladresse et du fait de la véritable intelligence de mon interlocuteur ! J’ai changé depuis d’avis sur ces œuvres, qui sont, pour moi, de grandes œuvres !
Et nous sommes partis ensemble sur Amarcord (1973), un des plus grands films — oscarisé — de Fellini.
Après… j’ai lu. Travaillé. Rencontré beaucoup de gens. Suis revenue en France où j’ai rencontré Marin Karmitz dont je suis devenue rapidement l’associée, pendant un temps.
C’était parti pour près de 30 ans de production et distribution de films…
OK. Tonino Guerra, Federico Fellini… Pour connaître Sylvaine depuis quelques années, j’avais idée de son franc-parler. De son immense réseau. Et de sa grande humilité. Je découvrais tout juste ce pendant d’une vie si riche...
Nous avancerons donc à l’ombre — à moins que cela ne soit sous l’œil vif et réjoui ? — de ces grands hommes.
Mais cap sur les femmes ! Et ces questions qui me lancinent…
Carole Babin-Chevaye : Te semblent-elles pouvoir jouer un rôle particulier dans ce moment que vit notre Terre, notre civilisation, quand on voit les derniers rapports du GIEC et ces soubresauts de violence comme de drames tout autour de la planète ?
Sylvaine de Keyzer : Les femmes donnent la vie, par principe, et les hommes l’enlèvent plutôt par les guerres. Est-ce en lien… mais l’histoire des femmes montre combien elles ont été souvent opprimées ou en tout cas rabaissées. On a toujours méprisé et jusqu'à ignorer leur travail, alors qu’elles font tourner la maison, voire les pays en temps de guerre (cf le travail invisible, interview de Laetitia Vitaud).
La force d’assurer la vie, la continuité et souvent la récolte leur donne une place spécifique. Ce qu’elles font… en souriant — ce qui est très important pour moi ! Les femmes qui deviennent des guerrières comme les hommes ne m’intéressent pas ; plutôt, elles ne me séduisent pas. En revanche, une femme qui revendique sa liberté, de faire ce qui lui va, de prendre des responsabilités à tous niveaux, avec le sourire et la gentillesse… C’est vraiment notre particularité. Il n'y a pas beaucoup d’hommes à pouvoir le faire — à moins d’être vus pour des faibles, des idiots, ou des poètes jugés peu efficaces.
Je pense en effet que les femmes ont un rôle spécifique à jouer. À prendre différemment les problèmes, à apporter de la conscience sur ce qu’on fait de cette planète. Ce qu’on fait de cette vie. Ce qu’on fait des autres/pour les autres/avec les autres. Et rendre concrète cette conscience.
CBC : à quel endroit cela pourrait se jouer ?
SdK : Sur la liberté d’être. La conscience. L’éducation des enfants bien sûr. Apprendre aux petits garçons et aux petites filles, et ne pas nourrir cette crétinerie de rapports de force ou de compétition. Le fait d’avoir été opprimées ou en tout cas méprisées pendant longtemps a ouvert des espaces de liberté ! Personne ne se préoccupait de savoir ce que l’on avait dans le citron grosso modo… Du coup, cela nous a permis, et nous permet encore, une énorme liberté de rêver, de penser, de faire avancer, de faire changer. Ce qui finit par être — j’espère ! — contagieux !
CBC : On voit de plus en plus d’hommes s’impliquer tout autant dans l’éducation. Si ce n’est donc pas une question de genre, de quoi parle-t-on ? Que serait le féminin ? Cette couleur, sensibilité ou dimension — que toutes les femmes n’ont pas forcément d’ailleurs.
SdK : Heureusement que de plus en plus d’hommes s’impliquent ! Ce sont des hommes qui acceptent d’être une femme comme les autres. Ce n’est pas un problème de genre, plutôt une question culturelle. Mais nous sommes à un basculement, où certaines femmes se comportent comme d’affreux bonshommes, et tant mieux, c'est de leur liberté, et des hommes comme des femmes, et c’est tant mieux aussi ! De même, les arts sont porteurs de féminité. Comme tout ce qui est fait avec le cœur, la sensibilité ou même la passion, qui sont, pour moi, vraiment des trucs très féminins, même s’ils correspondent, heureusement, aussi à des hommes. Ça n’est pas rationnel. Ça sort, ça suinte ; et puis c’est contagieux. Je crois que je n’ai jamais trouvé aussi féminin que Bruno (Bruno de Keyzer, son mari, NDLR).
CBC : Qu’est-ce qui était féminin en lui ?
SdK : Une sensibilité, extrême.
Une créativité, à fleur de peau.
Un grand instinct.
Et pas — ou peu — de raisonnement ; il était d’ailleurs incapable de raisonner sur ses propres émotions…
Et c’est cela, la féminité, pour moi : de pouvoir laisser sortir les sentiments plutôt que le raisonnement. La sensibilité. Les émotions. Je fais le lien avec ce que j’appelle œuvrer. Qui est pour moi de passer d’un sentiment ou d’une émotion à une création, un objet, un plat de cuisine, un film, coudre un bouton, ecrire, peindre, faire de la musique, une plantation…
CBC : Tu as aussi évoqué l’idée de l’importance de l’échelle.
SdK : C’est très bien d’avoir de grandes visions, vues du haut, de très loin. Mais j’aime beaucoup l’idée du microscopique. Des insectes. Le niveau du tout petit petit. Le petit prisme qu’on réservait aux femmes et à la sensibilité a permis de tirer des énergies formidables de cela… J’adore l’idée d’être une fourmi dans une fourmilière !
Une vie en pop-corn plus qu’en zigzag ; centrée, toujours, autour du rendre possible la création en donnant les moyens, matériels, concrets... Sylvaine a ainsi roulé sa bosse dans le monde entier, vivant suivant les moments au Royaume-Uni, en Italie, aux États-Unis ou en France, rencontrant de ce fait tous types de personnes.
CBC : Quelles sont les femmes qui t’ont le plus marquée ? Et quels seraient les 3 mots qui te sembleraient les plus adaptés pour en parler ?
SdK : Primrose Bordier, avec qui j’ai travaillé quelques années. C’est certain.
3 mots : sa fantaisie, sa créativité, sa liberté.
Mon ex-belle-mère, que j’ai beaucoup admirée. Son intelligence, son acuité, sa culture.
Ma mère, pour sa force de résilience, son optimisme bien qu'il me fatiguait parfois, sa gentillesse vis-à-vis des autres, même si à moi elle ne me pardonnait rien — ce qui était plutôt le reflet de son angoisse.
Primrose, maman, Stéphane (Audran, grande amie de Sylvaine), Jane Campion ont un point commun : ce sont femmes qui ont vraiment osé. Gonflées et fragiles à la fois.
Qui ont osé parce qu’elles étaient très sensibles.
Et pour se sortir de cette peur, de cette timidité, de cette fragilité ou de cette faille, elles ont foncé.
Elles ont ça en commun, mais de manière différente. Avec des approches différentes. Des talents différents. Toutes étaient des femmes hyper sensibles. Et flamboyantes.
La grande phrase de Primrose était :"il faut mettre la charrue avant les bœufs et après on suit, contrairement à ce qu’on nous a appris !" C'est vrai qu’une fois que tu l’as lancé, tu es bien obligée de monter dans l’attelage !
CBC : Qu’est ou que serait l’énergie spécifique des femmes de ton point de vue ?
SdK : Déjà, je les trouve plus drôles. Et elles ont moins besoin de prouver qu’elles sont plus fortes, plus machin… Est-ce qu’elles sont aussi plus libres ?
Par exemple, dans les échanges entre copines, j’adore la fantaisie. Le fait de pouvoir parler philosophie puis nous dire qu’il faut qu’on se refasse les ongles de pieds ; s'extasier sur la couleur d'un sac pour enchaîner sur l’état de la planète. Cette liberté ! On ose tout, passant des larmes à la gravité puis au rire.
CBC : Si les femmes faisaient la différence dans ce monde qui tourne à l’envers, par quel biais le feraient-elles — pourraient-elles le faire ?
SdK : Est-ce que cela ne serait pas lié à cette liberté qu’elles ont par rapport au pouvoir… Et cette façon d’oser dire qu’elles ne savent pas, comme au fait de sortir du pouvoir pyramidal : on est tellement meilleur.e.s à plusieurs !
L’important, c’est finalement de pouvoir agir sur sa vie. Même à petite échelle.
Sur le quotidien de chacun, ce qui est bien du registre des femmes.
Par l’exemplarité.
La liberté intérieure.
À chaque instant, dans l’éducation.
En déclinant la tolérance. En donnant assez de confiance aux enfants pour qu’ils osent, soient libres dans leur tête, en respect des autres et de la planète. En illustrant combien nous ne sommes qu’une graine parmi d’autres.
Avec, toujours, cette idée qu’il y a un Bouddha en chacun de nous, qu’il convient de faire émerger.
Tout seul, on n’est rien...
Mais plusieurs « rien », ça peut faire tant !
Merci Sylvaine! De ces moments, multiples et variés, qu'il est facile d'inventer avec toi. De ces rires et de ces larmes possibles. De ces échanges où nous parlons couleur du sac et état du monde :-)
Carole Babin-Chevaye. Interview du 19 mars 2022.